Lecture - Inflamed pose le diagnostic de nos corps et du monde
Avec une clarté désarçonnante, ce livre offre une vision d'ensemble de ce que le capitalisme et le colonialisme font à notre santé.
A peine lancé.e dans la lecture de ce livre, j’ai souligné ce passage plusieurs fois, l’entourant de “!” et de “yes !!” :
“Les praticien.ne.s de la médecine moderne ne sont pas formé.e.s à guérir. Iels sont formé.e.s à être des technicien.ne.s biomédical. [...] Non pas à traiter lae patient.e comme un individu, mais [...] comme une machine cassée, un robot dysfonctionnel et occasionnellement récalcitrant.”
En quelques lignes, on posait déjà les bases de ce qui n’allait pas dans notre système médical. Mais l’essai de Rupa Marya et Raj Patel fait beaucoup plus : grâce à leur expérience de soignante, militant.e.s et chercheur.se.s antiracistes, iels tissent les liens entre le fait que nos corps (particulièrement ceux des personnes racisées et pauvres) sont de plus en plus malades, et les causes historiques, colonialistes et capitalistes de la dégradation de notre environnement et de notre santé.
La première fois que j’ai entendu Rupa Marya parler, c’était lors de sa conversation avec Ayesha Khan sur la cancel culture dans les mouvements de gauche, les façons d’y résister et de créer des mouvements véritablement résilients. Elle y évoque son expérience en tant que médecin alliée des mouvements autochtones contre les pipelines à Standing Rock et son apprentissage de l’humilité auprès de soignantes traditionnelles. Lorsqu’elle a évoqué son livre Inflamed : Deep medicine and the anatomy of injustice, j’ai couru (virtuellement) pour me le procurer.
Cette newsletter est une tentative modeste de partager un peu de ce livre transformatif, et je vous encourage vraiment à suivre le travail des deux auteurices, Raj Patel et Rupa Marya. Cette dernière a particulièrement besoin de soutien en ce moment, car elle a perdu son poste à l’université en raison de son soutien indéfectible à la cause palestinienne.
Des corps en feu
Le livre s’ouvre sur une constatation : les êtres humains n’ont jamais été aussi malades qu'aujourd'hui. Les taux de cancer, diabètes, maladies auto-immunes ou cardiovasculaires ne font qu’augmenter ces dernières décennies, et ce particulièrement chez les personnes pauvres, racisées et dans les pays du Sud Global. Dans nos sociétés, notre exposome, c’est-à-dire la somme des facteurs de bonne et de mauvaise santé auxquels nous sommes exposé.e.s dans notre vie, est plein de déclencheurs d’inflammation. Ces facteurs peuvent être environnementaux (pollution), chimiques (dans ce que nous consommons), sociaux (oppressions systémiques), politiques (législations & accès à des services), psychologiques (traumatismes)… On voit très vite que l’exposome n’est pas que le résultat de nos choix individuels, mais également et surtout celui de faits systémiques qui ne dépendent pas de nous.
Le premier chapitre est dédié au système immunitaire et à la façon dont son fonctionnement s’est retourné contre le corps lui-même : “La capacité du corps à guérir ses blessures fait partie de son intelligence inhérente [...] mais le monde moderne a déformé ces mécanismes de guérison, qui sont devenus des moyens de destruction.” En effet, le moyen de défense du corps est l’inflammation : cette inflammation permet de créer une réponse de la part du système immunitaire, et donc de déployer des globules blancs pour traiter une infection ou des plaquettes pour arrêter une hémorragie. Cependant, les facteurs d’inflammation très nombreux dans notre environnement (pollution) et notre vie (stress) créent une inflammation chronique. C’est là que des maladies chroniques (endométriose, fibromyalgie, syndrome de Crohn, diabète…) et des maladies graves/mortelles (Alzheimer, cancers..) se mettent en place.
La médecine moderne n’est pas outillée pour résoudre les causes profondes de ces inflammations chroniques, ni même pour les détecter, car elles ne sont pas purement médicales. Ainsi, les médecins sont démunis et n’ont pas de réponses à apporter. Par ailleurs, le système médical tel qu’il existe produit plus de stress qu’il n’en enlève, de par ses moyens toujours plus faibles et par les violences perpétrées par les soignant.e.s elleux-mêmes. “Le problème”, expliquent les auteurices, “est que l’industrie médicale moderne répare les corps brisés par le même système qui produit cette médecine.” Iels rassurent en expliquant que cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas croire en la science basée sur des données probantes, notamment sur les sujets de vaccination qui sont un gros enjeu en pleine crise du Covid, mais qu’il faudrait réimaginer totalement le système de soin.
La machine à écraser les corps
Système par système, le livre démontre comment l’expansion coloniale et capitaliste ont détruit à la fois l’environnement et les corps humains, particulièrement ceux des personnes marginalisées. L’exemple le plus frappant pour moi a été dans le chapitre sur le système digestif : les avancées scientifiques démontrent de plus en plus l’importance du microbiote, l’ensemble des microbes (virus et bactéries) qui vivent en harmonie avec notre corps et aident nos organes à accomplir des tâches indispensables à leurs fonctionnement. Cette “forêt enchantée” est le produit de milliers d’années d’évolution et de relations interdépendantes avec notre environnement, notamment la nourriture que nous consommons, ce pourquoi la plus grande partie du microbiote se trouve dans les intestins.
L’expansion coloniale-capitaliste a complètement transformé le rapport des humains à leur environnement : des épidémies de choléra et de varioles ont été provoquées involontairement par les mouvements de population ou volontairement par le passage de marchandises contaminées. En réponse à ces épidémies, le mouvement hygiéniste a déployé des outils d’éradication et de stérilisation aux relents suprémacistes, en catégorisant certains microbes et certains humains comme étant inférieurs. “C’est pour cette raison que la guerre contre les microbes est inséparable de la matrice culturelle qui lui a donné naissance ; l’hygiénisme a coïncidé avec la naissance de l’eugénisme, l’apogée de l’orientalisme et l’expansion des empires européens”, affirment les auteurices. Sur des centaines d’années, cette obsession pour l’extermination des formes de vie non désirables a donné lieu entre autres à l’expansion de l’agriculture intensive, et donc à l'appauvrissement des sols et de la biodiversité à la fois dans notre environnement, dans nos assiettes et à l’intérieur de notre corps. Aujourd’hui, on sait qu’un microbiote appauvri augmente le risque de maladies inflammatoires, d’Alzheimer ou encore de dépression. Et les personnes les plus marginalisées ont le moindre accès à une nourriture riche en nutriments et en bonnes bactéries qui entretiendront ce microbiote tout au long de leur vie.
Une nourriture pauvre en nutriments et bonnes bactéries n’est pas le seul facteur d’inflammation : on pourrait également citer l’exemple de l'accaparement des cours d’eau qui a donné lieu à la diminution des populations de saumons sauvages, une nourriture traditionnelle très importante pour les peuples autochtones d’Amérique du Nord et qui est un protecteur naturel contre les maladies cardiovasculaires. On peut également citer l’usage massif du glyphosate partout dans le monde, aujourd’hui interdit en Europe et de nombreux pays mais responsable d’une augmentation des cancers colo-rectaux sur plusieurs générations. Nous n’avons donc pas fini de payer le prix de la contamination à cet insecticide toxique, mais le prix se paie moins cher en France hexagonale qu’en Guadeloupe et en Martinique, où il a été utilisé massivement et plus longtemps et où encore aujourd’hui les taux de cancer de la prostate sont beaucoup plus importants qu’ailleurs.
Comme l’intoxication à des produits chimiques, le stress et les traumatismes sont des facteurs d’inflammation qui se transmettent sur de nombreuses générations. Les auteurices expliquent que les histoires sont “littéralement traduites dans le langage moléculaire de nos cellules”, et que l’exposition à des évènements traumatisants, particulièrement durant la grossesse, aura des effets sur la santé de nos enfants et de nos petits enfants. Ainsi, des populations plus exposées aux violences systémiques telles que les violences policières ou les génocides seront plus à risque de développer des maladies inflammatoires, même si les individus n’en ont pas été directement victimes. Si vous souhaitez approfondir ce sujet, je vous conseille de suivre le travail passionnant de mon amie Johanna-Soraya Benamrouche, @aboutjusticerepro.
Le concept de “deep medicine”
Face à un monde qui détruit les corps, particulièrement ceux des personnes pauvres et racisées, les auteurices proposent le concept de “deep medicine” ou “médecine profonde.” La médecine profonde est une médecine qui ne traite pas seulement le symptôme d’une maladie, mais qui s’attaque à ses racines historiques et systémiques, qui propose une réparation pour les personnes victimes de violences et une justice sociale pour toustes. “Au lieu de séparer les choses pour savoir (dia-gnosis), la médecine profonde recolle les morceaux pour comprendre et pour guérir ce qui a été divisé.”
Pour créer un système de médecine profonde, il faut trois choses :
L’abolition du système carcéral et colonial, qui selon les auteurices a été durant le début de la pandémie de covid non pas un moyen de protection mais un lieu de prolifération du virus, qui était particulièrement présent dans les maisons de retraite et les prisons. Le système carcéral est également un des piliers du racisme systémique dans nos sociétés. “L’abolition [...] est une action collective, l’acte de nous tisser à nouveau en symbiose les un.e.s avec les autres et avec notre lieu de vie.”
Une vision complètement holistique de la santé, qui va au-delà de son concept actuel puisqu’en plus de considérer le corps et l’esprit comme un tout, elle prendrait en compte les éléments extérieurs et systémiques qui provoquent des maladies et les relations de la personne avec son environnement.
Une culture du care ancrée dans une posture décoloniale, qui ne met plus de hiérarchies entre les types de vie, et qui accorde de la valeur à chaque membre de la société, humain et non-humain :
“C’est la promesse radicale de la décolonisation : montrer de l’humilité face à l'intelligence plus grande de la vie. C’est créer une communauté de care qui peut guérir ce qui a été brisé, à laquelle nous pouvons toustes participer, avec le feu dans le coeur pour refroidir nos veines, nos esprits, nos communautés et notre planète [...]. C’est devenir humains à nouveau.”
Conclusion
Cette newsletter fait écho à la sortie récente de La santé est politique : la médecine soigne-t-elle vraiment tout le monde ? de Miguel Shema que je vous enjoins également à lire. L’auteur y montre les dysfonctionnements du système médical français, et la façon dont les oppressions racistes, sexistes et lgbtphobes y sont enforcées. Une lecture indispensable dans le long travail de créer un système de médecine profonde !
Une dernière chose : cet été, l’Observatoire Féministe des Violences Médicales a été créé, avec pour but de porter une action de plaidoyer pour les droits des patient.e.s dans le monde médical. J’ai l’honneur de faire partie de son comité éthique. Suivez-nous, des choses magnifiques sont à venir !
J’espère que ce nouveau format vous a plu ! Maintenant que je suis sur Substack, vous pouvez commenter et interagir entre vous. Comme toujours, j’adore lire vos retours, donc n’hésitez pas.
Avec amour,
La Doula Queer


Coucou ! Malheureusement non il n'a pas été traduit. Ce serait génial 👀
Très très très envie de le lire !! Ça fait tellement écho avec mes réflexions quotidiennes au travail. Merci le babe pour cette review ❤️